Le premier de l'année

J’avais une heure trente devant moi, et ça tombait plutôt bien, puisque c’était le moment où l’eau devait atteindre son pic quotidien de température. Le soleil allait percer, mettant immanquablement en mouvement quelque chose ; c’était prometteur.
En arrivant, mon regard se laisse emporter par un beau ballet de perles en pleine éclosion. Magnifique ! Et pas un souffle de vent… De tout petits éphémères diaphanes - ou des moucherons ? - volètent çà et là, quelques-uns dérivant tranquillement sur les eaux. L’eau, elle, justement : après un week-end aux débits prohibitifs, la voici redescendue à des niveaux presque idéaux. Que demander de mieux ?
J’ouvre le coffre de la voiture, je monte ma petite 8 pieds soie de 4, décidant de commencer avec un tandem sèche de 16 et nymphe de 14. Le soleil traverse une eau presque cristalline par endroits. Ça promet.
Mais à peine ai-je attaché ma nymphe au dernier bout de nylon que le soleil disparaît derrière un épais nuage. Je regarde au loin : une vaste boule blanchâtre avance à vive allure. Un vent tempétueux se lève, et me voici soudain pris sous une averse de grésil. Pas de bol. Je tire mon capuchon par dessus ma casquette et commence à déployer ma soie sur l’eau : on est là pour ça tout de même, alors pêchons.

Pas facile. Je tente les fins de radiers qui, quelques instants avant mon arrivée devaient être en pleine ébullition (je rêve, il le faut bien). Rien qui bouge, pourtant ! Malgré le niveau qui s’est abaissé, l’eau pousse encore fort et les rafales me mènent la vie dure. Je fais bien claquer ma nymphe sur l’eau pour faciliter son immersion, seule solution avec ce vent. Il me semble que je passe au bon niveau, quelques petits accrochages (je ferre, non, c’était le fond) me confirment que c’est bien le cas. Je pêche comme ça pendant un peu plus d’une heure, sous une température qui a chuté d’un seul coup de 3 ou 4 degrés ; je n’avais pas sorti mes gants, mal m’en a pris, voilà que mes doigts commencent à piquer puis à s’engourdir contre le liège. Mes gestes deviennent un peu patauds, comme dans un rêve où l’on se dissocie peu à peu de l’intention de ses mouvements.

Il me reste 15 minutes. Je pêche les différentes veines de courants, la bordure opposée, les petits bouillons en tête de bassin. Rien. Mais voilà qu’à un mètre de la fin du radier, une petite tirée sur ma sèche la plonge brusquement 10 centimètres sous l’eau, je relève la main droite d’un coup sec, secousses énergiques, puis petit frétillement au bout de ma ligne, c’est une jolie truitelle à la livrée très claire, d’une vingtaine de centimètres, qui repart immédiatement dans son élément.
Bon, un petit poisson c’est un poisson, et surtout c’est mieux que rien. De toute façon il est presque l’heure, et il faut retourner au boulot. Je reviens donc à la voiture avec quelques minutes d’avance, le temps de défaire ma canne, de dévisser mon moulinet et de ranger tranquillement mes mouches. Dans l’intervalle le vent s’est fait moins fort, puis finit par complètement retomber. Je n’y crois pas : voilà que le soleil se dégage et se met à nouveau à resplendir dans toute sa force, comme à mon arrivée !
Mes affaires rangées, je m’adosse à la voiture et m’octroie cinq minutes d’observation méditative : j’enlève ma casquette et réchauffe mon visage dans un air soudain printanier. Le soleil est chaud et transperce l’eau d’un faisceau de rayons dorés. D’abord timide, une petite éclosion commence à montrer le bout de son nez. Je pense à la beauté de cette nature vivante qui répond du tac au tac à la moindre oscillation. Puis je regarde l’heure, il est grand temps. Je sors ma clé de ma poche, fais un pas direction la portière, jette un dernier regard à l’eau qui me semble soudain comme figée dans l’éclat de cette magnifique lumière… et que vois-je ? À 5 mètres devant moi, à la toute fin de la principale veine de courant… un dos cuivré qui se lève, suivi d’une joyeuse éclaboussure.

Le premier gobage de l’année.

J’ouvre la portière, m’assieds dans la voiture, attache ma ceinture et démarre le moteur.
Je rentre en craignant de garder une légère note amère, un arrière-goût de frustration.
Mais non, je fais la route du retour le coeur tranquille, l’esprit rêveur.
Ce gobage me fait l’effet d’un clin-d’oeil malicieux - amical - de la rivière. Prenons-le comme une promesse.

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Quelquefois la chance est du côté de la truite…:wink:

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Savoir en profiter de cette nature c’est génial merci
et a bientôt
Didier

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je me surprends avec un sourire à la fin de la lecture de ce récit.
pas de la moquerie, ho non! mais bien dû à la sérénité apportée par cette lecture.

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Jolie narration! Merci pour le partage de ce moment. Ca donné envie d’être au bord de l’eau.
David

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Joli récit, j’étais avec toi .

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Merci à tous.
Du coup, on se prend à rêver.

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J’attend avec impatience ce moment !!! mais en début de saison, ça se mérite mais ça vas venir !!! peut être ce week-end :wink:

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C’est un très beau récit, empreint de poésie et d’une sagesse certaine… Mais c’est certain, la prochaine fois le gobage se produira quelques minutes avant, te permettant alors de poser délicatement ta mouche en espérant alors voir la truite s’en saisir :slight_smile:

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