J’entends les coqs chanter, ça va bientôt être l’heure… mais c’est vrai qu’ici le jour se lève si brusquement que ces bestioles à moitié sauvages s’y prennent très à l’avance pour saluer l’astre du jour.
Effectivement je suis réveillé bien plus tôt que ce qui était prévu, j’ai largement le temps de rejoindre Yves au point de mise à l’eau.
Je suis impatient : il y a presque trois semaines nous n’avons pu effectuer qu’une seule sortie en bateau, j’ai eu la tape d’un bonefish, plus discrète que je ne m’y attendais, et mon ferrage pas assez appuyé ne m’a pas permis d’en atteler un.
Cette fois-ci, oui cette fois-ci je ferrerai la bête avec le bras qui tire la soie, et pas à la canne comme le font les marins d’eau douce comme moi.
On se retrouve dans la nuit noire, marche arrière, l’eau tiède, remorque, bateau, c’est toute une organisation. On navigue entre mer et montagne, la Soufrière sera peut-être dégagée aujourd’hui. Le ciel encore sombre, les étoiles sont bien visibles. Je lève la tête plus haut que d’habitude pour admirer le ciel d’hiver. Je connais ces constellations qui pour moi sont synonymes de mains gantées sur les mollettes de l’instrument.
Le moteur ralentit, Yves a baissé les gaz : on approche… Dans le jour qui vient, on attache le bateau à une racine de palétuvier et on prépare les cannes sans bruit. On y voit à peine et pourtant Yves chuchote « Ils sont là ! ». Mais comment fait ce type pour apercevoir le petit triangle grisâtre d’un bone en tailing ? C’est si fugace, on n’est sûr de rien (je ne suis sûr de rien) mais lui il sait, et je sais pourquoi il sait ! Le secret, et l’avantage d’être accompagné par Yves sur ces coins, c’est qu’il va vous dire « On va les voir là ! » ou « Ils vont rentrer sur le flat en venant de là-bas ! ». Et tout cela sur des hectares de platières posées au milieu de nulle part.
Après plusieurs sorties, je sais qu’il faut que je regarde plus loin que ce que je faisais, que les poissons se déplacent plus vite que ceux que je piste sous d’autres latitudes, sans que cela signifie une alerte pour eux. Mais attention, l’un de ces fantômes peut se trouver tout près et vous pouvez effrayer le reste du groupe quand le remous provoqué par la fuite éperdue d’un vieux briscard de 75 cm vous fait comprendre qu’il passait juste là, furtivement, à deux longueurs de canne.
Ces triangles gris perle liserés d’un autre gris plus mat sont fascinants. On a de l’eau à peine à mi-mollet et rien d’autre ne trahit les poissons. Si un groupe avance, parfois quelque chose d’anormal fait frissonner la surface. J’adore le contre-jour dans ces cas-là, mais ça ne dure pas, le soleil monte vite.
Je fouette, je suis trop lent, ou la canne de Yves est trop rapide pour moi. Quand je pose la petite imitation qui n’est lestée que par l’hameçon (discrétion, discrétion) le groupe est déjà plus loin. Mon plus gros problème : estimer la distance de lancer. Je suis trop court, ou bien j’ai sous estimé le petit alizé traître qui fait partir la mouche trop à droite. Et peut-être, surtout, je n’y crois pas. C’est un peu comme si j’avais l’occasion de proposer un verre à Miss Guadeloupe juste parce qu’elle se trouve dans la même pièce. Ne pas en faire des tonnes, mais tenter sa chance quand même, essayer de se montrer subtil sans pour autant… putain la châtaigne dans la main gauche !!! Je ferre, un dragster démarre, une torpille fuse… et s’en va. La casse est franche, sur le démarrage. J’ai vu le sillage monstrueux amorcer un léger arc de cercle, j’ai gardé les doigts serrés sur la soie un quart de seconde en trop.
Yves n’en croit pas ses yeux quand il constate que c’est toute la pointe qui est partie, et pas seulement la mouche. « C’est sûr, je t’ai dit l’autre jour de ferrer plus franchement, mais là tu n’as pas lâché assez vite ! (hélas je m’en rends compte) On ne peut pas arrêter un bonefish qui démarre (j’en avais pas l’intention) on lui laisse piquer son cent mètres (et on prie?) et on essaie de le suivre en courant (quoi, avec ces oursins par-ci par-là?)» -ce que j’ai mis entre parenthèses correspond à ce que je me dis in petto pendant que ce fou furieux de bones me parle-
Yves est désolé pour moi. Je l’ai entendu râler tout à l’heure à l’autre bout du flat parce que ces diables-là venaient pinçouiller sa mouche sans engamer, et voilà t’y pas que le Cérou en pique un et casse ! Tu es dépité mon copain, mais pas moi (enfin un peu quand même). Tu ne le sais pas, mais Miss Guadeloupe vient d’accepter de prendre un ti’punch avec mwen, et ça, c’est déjà extraordinaire. D’accord, elle me l’a balancé à la gueule aussitôt, d’accord…
Un peu plus tard j’ai eu une autre occasion, ça touche, ça tire un peu, mais comme pour Yves ce jour-là, le poisson ne prend pas franchement.
J’ai pris à la mouche des poissons costauds, rapides, puissants, opiniâtres. Des carpes de rivières, de grands barbeaux, des silures, des saumons, et même un tarpon. Cette expérience sur ces poissons là ne sert pas à grand chose. Yves, tu as les réflexes que des dizaines et des dizaines de bones t’ont apportée ; la technique qui te permet de tirer de la soie vite et loin tout en posant une mouche discrète sur une longue pointe somme toute bien fine pour les poissons visés. Et ce sens de la traque.
Mon seul regret après coup : ne pas avoir pratiqué cette pêche lors de mes précédents voyages, il y a longtemps. Qu’est-ce qu’il devait y en avoir, des bonefish ! Qu’est-ce que j’aurais eu à rêver, en plus de tout ce que l’archipel nous réserve…
*PS : Au fait, Yves, je te dois aussi une mouche.*Aussi.