L'épreuve, la chute et la grâce

Comment parler de ce qui dépasse même le souvenir ? De ce qui excède l’imaginable ? De ce qui, même s’il a eu lieu, semble plus impalpable déjà qu’un morceau de vent ?

La journée avait été particulièrement dure. Longtemps, j’ai cru que, cette fois-ci, il faudrait s’avouer vaincu, et accepter une cuisante bredouille. Il y avait de quoi s’en vouloir : le miracle s’était produit, avait eu lieu devant mes yeux éberlués, et je n’avais pas su répondre présent. J’avais senti, avec quelle acuité, que c’était l’occasion de la saison, et que j’étais passé à côté. Douleur !

Le temps était froid en cette après-midi d’avril : une forte bise avait fait son retour, le ciel était gris, l’herbe mouillée, et les montagnes environnantes s’étaient recouvertes à nouveau d’un léger manteau neigeux. Trois ou quatre degrés : de quoi vous convaincre de rester au chaud à la maison et d’attendre quelques jours pour que le printemps chaud de ces derniers jours retrouve sa gloire. Pourtant, je pressentais qu’il pouvait se passer quelque chose aujourd’hui. De ce pressentiment lancinant, puissant, qui trompe rarement. Me voilà donc au bord de la rivière, canne en main, dans une atmosphère presque gelée, avec une bise continue qui vous glace les poumons et les mains. Mais les niveaux sont parfaits, et il y a quelque chose d’électrique dans l’atmosphère qui promet peut-être quelque chose. Je ressens cette sensation précise qui m’a dit déjà bien des fois, avec une justesse sans faille, qu’il fallait y aller.

Je prévois d’arpenter deux ou trois kilomètres de rivière, espérant que quelque chose se produira. J’arrive au début du parcours sur le coup des 13 heures : nous verrons dans une vingtaine de minutes si l’éclosion attendue se met en place, et si elle permettra de débusquer un poisson actif. Un poisson, un seul, me comblerait. La canne est prête, une nymphe légère attachée au long bas-de-ligne. Mission prospection en nymphe à vue, comme d’habitude.

J’avance à pas lents, l’œil aux aguets du moindre signe. Sur le premier poste, rien. Le poisson espéré n’y est pas. J’attends, je patiente un quart d’heure, vingt minutes devant cette gravière aussi magnifique que désespérément vide, mais voilà que le vent faiblit quelques instants, et que je vois défiler les premiers subimagos. Pile à l’heure. Mais si les mouches sont bien là, les poissons semblent absents. Un peu impatient, je décide d’aller explorer plus amont.

Cinq-cents mètres plus haut, j’approche d’un autre poste prometteur. Une légère cassure avec, au-dessus, une belle gravière qui présente un creux contre la bordure, jalousement gardé par un saule qui avance ses branches au-dessus de l’eau, comme on ferait d’un enfant que l’on caresse en même temps qu’on le protège de toute menace extérieure. J’observe longuement, balayant méticuleusement chaque centimètre de rivière. Rien. Mais au moment de quitter les lieux pour remonter encore plus haut, un léger remous attire mon attention, tout contre la berge que je surplombe. Je me recule lentement, me place derrière l’axe d’un arbuste rivulaire, et j’observe. Deux minutes passent, et voici qu’une auréole aussi large que silencieuse se forme au même endroit : gobage ! J’attends encore un peu, et voilà que le poisson monte à nouveau. Ça n’a pas l’air petit… Je me recule, fais un large détour pour descendre sur la rive et m’avancer lentement au plus près, derrière un buisson d’aubépine qui borde la rivière. Arrivé là, j’attends. Mais plus rien ne bouge : c’est soudain le calme plat. Au bout de quelques minutes d’attente, je dois me rendre à l’évidence que le poisson m’a deviné, sans doute au moment même où j’ai rebroussé chemin. Premier échec, qui ne sera pas le dernier.

Je quitte le poste avec un début d’amertume : je sais que les occasions ici ne sont pas légion, et que les beaux poissons – actifs qui plus est – sont rares. J’ai l’intuition (le lieu, la configuration du poste, la forme du gobage) que c’était une belle truite. Je remonte sur le talus, m’avance et passe devant le saule à l’arrière duquel elle avait gobé. Je poursuis mon chemin sur une quinzaine de mètres, quand je perçois soudain un bruit caractéristique dans mon dos : je me retourne, et crois apercevoir la fin d’un gobage juste devant ce même saule. Serait-ce… ? Je reste immobile, et voilà qu’un magnifique museau perce la surface dans un « ploc » qui me semble résonner d’un bout à l’autre de la rivière. Mon dieu ! Elle s’était cachée tout en l’heure en me devinant, mais elle s’est replacée immédiatement à l’avant du saule, à l’ombre des branches avancées, ne pouvant résister à la manne de cette éclosion printanière. Mais le coup s’annonce difficile : je vais devoir attaquer depuis l’amont, et n’aurai guère plus qu’un ou deux passages à disposition, car je devrai, si elle ne prend pas au premier passage, arracher ma mouche juste sur sa tête, une dérive plus longue étant impossible en raison des branches devant lesquelles elle se tient : elle gobe à une quinzaine de mètres en aval, tout contre la berge où je me trouve. Si elle ne prend pas, en ramenant ma mouche, je dessinerai inévitablement un sillage sur l’eau, ou ferai draguer un instant l’imitation, ce qui la couchera définitivement. J’opte pour une émergente qui m’a déjà donné satisfaction à ce moment de l’année et dans ce genre de configuration. Je lance en revers, pose délicatement la mouche et donne de la soie pour accompagner au mieux ma dérive. Elle n’arrête pas de gober ! C’est mon tour : je passe parfaitement sur le poste et m’attends à tout moment à un voir la mouche se faire engloutir… mais le poisson ne monte pas. J’attends jusqu’au tout dernier moment pour ramener aussi délicatement que possible ma mouche, en espérant que la truite soit assez frénétique pour ne pas s’alerter. Mais voilà qu’elle arrête immédiatement de gober… Ah ! quelle rage. Je décide d’attendre un peu, car c’est un véritable tapis roulant de mouches qui dérivent directement sur son poste : trop de mouche pour qu’elle ne ressorte pas en raison d’une petite alerte. Dix minutes plus tard, la voilà qui regobe ! Trente centimètres plus à l’écart, et plus profondément encore sous les branches. J’attends un deuxième gobage avec de retenter ma chance. Je lance, dérive lentement, passe sur sa tête, et…

Rien.

Je dois ramener à nouveau ma mouche, y parvenant avec une discrétion qui me semble plutôt bonne. Mais c’est fini : elle ne regobera plus cette fois-ci malgré un long temps d’attente et des mouches qui continuent de défiler.

Je poursuis donc ma remontée, avançant toujours lentement et observant la rivière de tous mes yeux. Plus rien sur plus d’un kilomètre. Il fait toujours aussi froid, et le vent a repris de plus belle, mais je continue de voir de belles olives claires dériver péniblement sur l’eau, certaines se faisant renverser par les rafales (a posteriori, je me rends compte que j’aurais dû prêter une plus grande attention à cet infime détail).

Une heure plus tard, dans un beau contour, j’aperçois enfin un nouveau gobage contre un arbuste qui borde la rive opposée. Le poisson est actif, et engouffre délicatement des mouches à un rythme régulier. Incroyable : c’est à nouveau une belle truite… Je n’ai jamais vécu une telle situation sur cette rivière, les petits poissons semblent planqués, et il n’y a que les quelques rares gros poissons qui gobent ! La pression monte d’un cran : je commence à comprendre que se présente là devant moi un moment hors-du-commun, de ceux dont généralement on rêve quand on ne peut aller pêcher, et que l’on vit rarement quand on a l’opportunité d’être au bord de l’eau. La précédente émergente ayant fait chou blanc, je décide de changer de mouche (je n’aurais sans doute pas dû, la suite m’en donnera la preuve). Je tenterai trois ou quatre modèles généralement efficaces dans ces circonstances, mais rien n’y fera. Le poisson est attablé sur un stade qui semble très précis, et il dédaigne désespérément mes tentatives. Je présente pourtant parfaitement, dans le bon rythme, des mouches qui imitent parfaitement l’émergence en cours ! Le poisson continue de gober nonchalamment sur l’autre rive. Au bout d’un moment, un coup de vent me fait draguer légèrement au-dessus du poisson, qui s’enfoncera immédiatement dans les profondeurs, pour ne plus ressortir de la journée. La frustration commence à s’intensifier ! Voilà longtemps que je n’avais pas vécu de tels échecs, j’ai l’impression d’être « à côté » de la pêche, et ceci m’arrive exactement dans la journée la plus propice depuis le début de la saison : c’est la première fois que je vois une activité en surface depuis l’ouverture, et que les truites semblent enfin dehors – et pas des petites ! Je tente de garder mon calme tant bien que mal, mais je me rends compte que je bouillonne de plus en plus intérieurement : je sens que je suis en train de passer à côté d’une occasion unique, et je sais que je n’aurai plus la possibilité d’aller pêcher avant longtemps : c’est maintenant que tout se joue. Je commence à me dire qu’il faudra sans doute que j’attende une année pour retrouver, peut-être, une telle aubaine. Tension…

C’est alors que, du coin de l’œil, je devine un très petit gobage en pleine eau, une cinquantaine de mètres plus haut, que j’avais déjà vu pendant que j’attaquais le poisson précédent. Ça semble plus petit. Allons voir.

Arrivé une vingtaine de mètres en aval du gobage, ma surprise est extrême : ce n’est pas, et même pas du tout, un petit poisson. Le bec qui perce silencieusement la surface, sans créer le moindre remous, est celui d’un poisson hors-catégorie. Une très grosse truite se trouve là devant moi, placée à 50 centimètres sous la surface au beau milieu de la rivière, nymphant et gobant régulièrement sous la surface ridée par le vent. Spectacle étourdissant, d’une beauté sublime : une image que je n’ai vue jusqu’ici que dans des vidéos provenant de destinations lointaines. Mais c’est ici, et maintenant. Et c’est moi qui suis convié à cela. Je n’en crois pas mes yeux.

J’observe un moment ses mouvements : elle bouge constamment, remontant par moments sur quelques mètres, gobant à gauche, puis cinq mètres à droite, avant de disparaître de ma vue et de réapparaître quelques mètres en aval, toujours active. Les mouvements, amples, puissants, sont ceux d’un poisson de l’autre monde. Il ne sera pas facile de l’intercepter au bon endroit, même si j’ai, un moment, l’impression que ce pourrait être si simple : elle fait de tels écarts pour se saisir des mouches (que je ne vois pas sur l’eau), que j’ai soudain l’espoir naïf qu’il suffira de bien présenter une mouche pour qu’elle vienne la chercher, même de loin.

Je l’attaque avec un subimago d’olive sur hameçon 16, sans cerques, qui flotte bas sur l’eau. Je passe deux fois parfaitement sur le poisson, sans susciter la moindre réaction. Il continue cependant de s’activer, ne semblant pas se douter de ma présence. Je lance encore ici, et là, toujours en cherchant à rester extrêmement délicat et discret dans mes présentations, et en limitant le plus possible les mouvements et les faux lancers : l’eau est claire, et je peux être très vite repéré malgré le vent qui en ride légèrement la surface : j’ai pu expérimenter, lors de deux précédentes occasions, que la moindre erreur était rédhibitoire. Rien à faire, elle ne regarde même pas ma mouche. Je change de modèle, tente une oreille de lièvre généralement meurtrière, en deux tailles. Nouvel échec. J’essaie encore autre chose, en vain. Ce poisson semble très sûr de lui : il a accepté de s’exposer en pleine eau, mais il est protégé par la précision chirurgicale avec laquelle il sélectionne ses proies. Je décide alors de le tenter en nymphe à vue. Je lui présente d’abord mon imitation en dérive inerte, puis en tentant une animation afin d’imiter une nymphe émergente (ce que je la suspecte de cibler spécifiquement). Rien : pas un mouvement, pas un regard ! Je commence à sentir que la roue tourne, et que je perds peu à peu mon assurance et mes moyens, déjà bien entamés par mes deux précédents échecs. Quelle épreuve. Je suis face à un paradoxe : je n’ai jamais eu autant de tentatives à ma disposition pour tenter un poisson (en général, c’est un ou deux lancers), et en même temps, je n’ai jamais essuyé autant de refus. Et le poisson est énorme : je sais pertinemment que c’est l’occasion de la saison, et que le temps presse : cette truite ne restera pas là indéfiniment. Mes mains tremblent, un doute et une frénésie inhabituels s’emparent de plus en plus de mon esprit.

Au bout d’un moment, je me rends compte que rien de bon ne se passera, si je ne reprends pas un peu mes esprits. Je respire, essaie de prendre un peu de hauteur, et me mets enfin à faire ce que j’étais censé faire depuis le début : regarder l’eau ! Au milieu des nombreux subimagos qui continuent de dériver, je commence à deviner des formes particulières, engluées dans la surface. Des spents ? Non, ce n’est pas exactement cela. Plutôt quelque chose comme des mouches mal écloses, espèces de « still-born », ailes pêle-mêle plus ou moins développées : et voilà que la boucle est bouclée : ce sont ces mouches renversées par le vent que j’avais observées au début du parcours, noyées par la bise avant même d’avoir pu éclore, jetées cul par-dessus tête dans l’eau dont elles n’étaient même pas encore sorties. Je prends alors immédiatement la mouche que je destine à ce genre de situation, une espèce d’hybride entre la still-born et l’émergente, en hameçon 16. Après avoir noué l’imitation, je relève la tête, et vois que la truite a remonté la rivière d’une bonne vingtaine de mètres. Elle continue de s’alimenter régulièrement. Je m’avance, essaie de trouver le bon rythme, et lui présente enfin ma mouche à la perfection. Mais elle ne la voit pas, occupée à se déplacer deux mètres plus loin pour happer un autre insecte. Quelle torture ! Je crains de perdre les nerfs que je venais de retrouver. Je lance encore une fois, lancer un peu raté, plaqué au sol par le vent, et je suis ma mouche sans trop de conviction. Où donc est cette truite, d’ailleurs ? Je ne la vois plus. Je quitte un instant mon imitation pour la chercher des yeux, et voilà que, du coin de l’œil, je la vois qui, sortie de nulle part, monte sur ma mouche ! Pris au dépourvu, je ferre instantanément, et lui sors l’hameçon de la gueule…

Le poisson reste un moment au même endroit, puis disparaît lentement dans la couche d’eau.

C’est fini.

Mon cœur se serre, ma gorge est nouée, j’ai l’impression d’être le dernier des pêcheurs.

Trois occasions qui m’ont semblé monumentales, trois beaux poissons dont un trophée, et trois échecs cuisants. J’ai vécu un moment jamais vu dans ma vie de pêcheur sur cette rivière, et je suis là, les mains vides, les bras ballants. J’avais enfin trouvé la mouche, et je rate totalement mon ferrage. Je connais bien, pourtant, l’importance de retarder le ferrage sur ce genre de poisson : je l’ai déjà fait à plusieurs reprises. Qu’est-ce qui me prend ? Où est ma pêche ? Suis-je un incapable ? Tout se mélange dans mon esprit, et débouche dans une crise d’estime et de sens qui m’emporte loin dans un tourbillon de désarroi et de regrets. Je crains déjà la difficulté que j’aurai à me relever d’une telle occasion manquée. C’était « l’occasion du siècle », « la journée du siècle » (c’est en ces mots que je me formule les choses à ce moment). Jamais je n’ai vu trois aussi beaux poissons en une journée de pêche sur cette rivière, et encore moins qui gobent ! C’est un moment inouï qui vient de me glisser entre les doigts, et je sais pertinemment qu’il ne se reproduira pas.

Je relève les yeux : l’eau, soudain, est devenue silencieuse. Le vent est tombé, le soleil a percé les nuages, et il n’y a plus aucune mouche sur l’eau. C’est terminé. Le moment de folie, l’aubaine, finis.

Maussade, je redescends la rivière vers l’endroit où j’avais commencé. Je scrute nonchalamment l’eau sans conviction, la mort dans l’âme. Ma main tient mollement la canne, comme si c’était un outil absurde, qui m’était désormais étranger. Un profond dégoût, de moi-même et de cette activité, que je rejette dans un mouvement d’humeur puéril faute d’avoir su être à la hauteur, me traverse et m’écrase sous son poids de remords. La rivière est vide, comme bien des fois. Tout ressemble à l’image morne et triste qu’on s’en fait trop souvent. « Il n’y a plus rien », comme se plaisent à dire le 99% des pêcheurs que j’y croise. Il n’est que 15h30 heures, mais je vais rentrer.

En descendant, je repasse devant le poste de la première truite que j’avais calée. J’observe distraitement le poste où elle gobait si magnifiquement voici quelques heures… Et mon sang ne fait qu’un tour : elle gobe à nouveau ! Incroyable… Et me voilà – magie de la pêche – immédiatement remobilisé. Cette fois, je ne la raterai pas : puisque j’ai enfin la bonne mouche au bout du fil. Confiant, je m’apprête à sortir ma soie, quand j’entends un bruit s’approcher à grande vitesse à ma gauche. Je me tourne : un chien déboule à toute vitesse sur moi, aboyant à perdre haleine. J’essaie de ne pas faire de trop brusques mouvements, pour ne pas me faire voir du poisson en aval. Mais voilà que sa maîtresse arrive et se plante droit au-dessus du poisson, à 5 mètres sur le talus, criant sur son chien et s’excusant pour la frayeur. Je suis blanc comme un linge : le poisson est calé définitivement, et je ravale six gorgées d’amertume définitive.

Journée de m… ! Quelle poisse…

Je suis sur le point de plier définitivement ma canne, quand un éclair me traverse soudain l’esprit : si cette truite gobait à nouveau, c’est sans doute que… J’observe attentivement l’eau, et m’aperçois qu’en effet une seconde émergence est en train d’avoir lieu : celle qui se produit parfois en fin d’après-midi. Les insectes ont réussi à faire ressortir ce poisson. Et si l’autre…

Alors, il me semble soudain parfaitement clair qu’il s’agit là de l’une de ces journées que, tout comme moi, les gros poissons ne peuvent se permettre de laisser passer : c’est maintenant qu’il s’agit de se nourrir, parce que c’est maintenant que la manne annuelle d’insectes est là. Pour eux aussi, « c’est la journée du siècle » : maintenant ou jamais. La plupart de ces grosses truites ne seront plus visibles ensuite pour tout le reste de la saison. Ou très, très rarement, pour qui sait observer patiemment l’eau. On se convaincra alors, comme sur bien d’autres rivières, qu’il n’y a plus rien dans ces eaux. Poussé par cette idée, et par la sensation soudain tenace que la très grosse truite ratée tout à l’heure pourrait peut-être ne pas résister à ressortir – sensation à la fois cérébrale et tout à fait physique qui est celle des moments où je suis « dans la pêche », et où j’ai l’impression de sentir, en moi-même, la pulsation de la rivière – je me mets en marche vers l’amont, avec un espoir, une énergie nouvelle, et une mission.

Plus de deux heures auront passé entre ma première tentative et ce moment où je m’approcherai une seconde fois du poste où j’avais tenté, en première partie d’après-midi, ce poisson hors-norme. Mais arrivé sur place, c’est le désert. Il y a bien quelques mouches, mais aucun poisson visible, ni aucune trace en trahissant un. Ç’aurait été trop beau… Il faudra attendre une autre vie.

Je suis sur le point de tourner les talons lorsque – d’où venu ? – un nouveau sursaut inexplicable me pousse à aller explorer encore plus amont, mouvement sans véritable but, « juste pour voir ». Je ne sais toujours pas, au juste, pourquoi je n’ai pas laissé tomber, pourquoi je suis encore remonté plus loin. Pourquoi j’ai poursuivi la quête. Et voilà que, deux-cents mètres plus haut, dans un secteur tout différent, à l’amont d’un tronçon plus rapide, un léger tremblement de la surface attire mon œil : j’ai un doute, l’impression que c’était peut-être la « fin » d’un gobage. Je me recule lentement, et observe la zone. Deux minutes plus tard, je distingue bel et bien un très petit gobage, quelque chose comme la goutte que ferait un vairon. Je regarde alors sous l’eau – et je la vois. C’est elle, oui, c’est le monstre de tout à l’heure. Il a remonté deux-cents mètres de rivière pour se placer devant un bloc, dans une petite cuvette placée juste avant une cassure. Et elle est de nouveau active ! Mon intuition était juste. Ce poisson sait que c’est un jour où il ne peut pas refuser de se nourrir. Et je sais quant à moi, à présent, que je ne peux pas me permettre de le manquer deux fois : je n’y survivrais pas. Ce qui se passe en ce moment devant moi est soit une aubaine, soit une malédiction : si je rate à nouveau ce poisson, ce sera pire que de ne pas avoir eu cette seconde chance. Mais cette fois-ci, mon atmosphère mentale est d’un tout autre ordre. Je suis bien sur mes jambes, ma main ne tremble pas, je sens que je vais pouvoir faire ce que je dois faire. Je me parle à moi-même pour me faire descendre de deux ou trois crans, je prends le temps, comme je le fais normalement, d’analyser la situation et les mouvements du poisson : je retrouve mes esprits, habite à nouveau ma peau. Le coup n’est pas facile : je suis obligé de lancer depuis l’aval, alors qu’une zone rapide me sépare du poisson qui, lui, se trouve dans un secteur où le courant est très lent, parfaitement lisse, freiné par la cassure et le bloc qui précèdent le radier. En pareilles circonstances, le moindre dragage – pourtant très difficile à éviter – sera éliminatoire.

Malgré le vent, je prends la décision d’allonger encore ma pointe pour essayer de retarder au maximum le moment du dragage. J’étudie le coup. Le poisson monte d’assez profond cette fois-ci, et je serai obligé de présenter ma mouche bien en amont, afin qu’il puisse la voir, ce qui complique encore la situation, démultipliant le temps de dérive et les risques de dragage. J’enlève donc ma pointe, sors ma bobine pour la remplacer, et voilà que je remarque que la bobine… est terminée : plus de fil ! « C’est pas possible ! »

Je n’ai plus qu’une solution : me rabattre sur ma bobine de… 13/100. Une folie pour attaquer un tel poisson. Mais je n’ai pas d’autre choix. La longueur de la pointe associée à l’élasticité du bas-de-ligne et au scion doux de ma canne feront peut-être l’affaire si j’arrive à jouer délicatement du poignet pour amortir encore le surplus. En espérant qu’elle ne se défendra pas trop, ce dont je doute vu sa carrure et la puissance de ses mouvements. Mais avant tout, il faut réussir à faire bouger ce poisson.

Je l’observe encore un peu. Il nymphe et gobe de temps en temps. Lorsqu’il nymphe, sa gueule s’ouvre plus petite qu’avant. Quand il gobe, c’est d’une délicatesse encore plus extrême, dans le film du film du film de l’eau. Je ne vois presque aucune mouche, et il n’y a plus de still-born dans la dérive. De temps en temps dérive un subimago, qu’elle ne prend pas. J’opte pour une émergente en 16, celle du tout début. Je lance une première fois à 2 mètres sur sa gauche, histoire de vérifier la dérive et la présentation. Ce n’est pas trop mal, mais je drague un peu au mauvais moment. Je comprends alors comment lancer pour éviter les pièges de ce poste, et effectue un long posé courbe en propulsant ma soie le plus parallèlement possible à ma mouche, et le plus à l’écart possible du poisson. La mouche se pose délicatement et se dirige parfaitement vers la silhouette de la truite que je vais pêcher en sèche, à vue ! C’est inouï. La mouche dérive lentement, passe devant le poisson qui l’identifie, relève le nez, se propulse d’un coup de caudale en direction de mon imitation, et… redescend, refusant ma mouche au tout dernier moment !

Torture ! L’adrénaline est à 10 000… mon dieu. Je n’ai pas dragué pourtant : la présentation était parfaite. La silhouette de la mouche l’a intéressée, mais quelque chose ne lui a pas plu lorsqu’elle en a été toute proche. J’ai alors une intuition : j’enlève ma mouche, et la remplace par le même modèle en taille 18. Je ne veux pas prendre le risque de lui présenter deux fois une mouche suspecte. Ça peut sembler confiner à la folie pour un tel poisson, mais j’ai la certitude que la taille est le facteur déterminant. Il faudra la piquer correctement, faute de quoi je n’aurai aucune chance de la ramener avec un hameçon de cette taille.

Je prends une grande respiration, regarde une dernière fois la silhouette hors-norme de ce poisson au fond de l’eau, sors ma soie, la déploie le plus bas et le plus furtivement possible sur l’eau, et effectue un posé parfait qui me permet de court-circuiter la zone de rapides. Ma mouche, difficilement visible, se pose à 4 mètres en amont du poisson, dans la zone lente où il se trouve. Je décide de le pêcher comme on pêche en nymphe à vue : je quitte ma mouche des yeux, qui flotte trop bas et que je distingue trop mal dans les rides causées par le vent, et me concentre sur les mouvements du poisson que je devine. Quelques instants passent, et voilà que je distingue un léger mouvement de son nez vers le haut : elle a vu la mouche ! La truite donne un léger coup de caudale et remonte lentement, très lentement vers la surface en direction de l’émergente. Sa silhouette massive monte, monte encore, et je vois soudain son énorme gueule s’ouvrir, percer la surface de l’eau, et engloutir mon imitation ! L’image est sublime, hors du temps. Je réussis cette fois-ci à conserver tout mon sang froid : je lui laisse le temps d’engouffrer la mouche, et de basculer. Trois jours après, cet instant est encore parfaitement imprimé dans ma rétine : le nez replonge vers les profondeurs au moment même où son large dos perce la surface dans un mouvement de bascule d’une perfection esthétique indescriptible. Je ferre à retardement, avec douceur et autorité, la canne se plie sous un poids impressionnant, le poisson secoue une gueule immense au fond de l’eau, se contorsionne une seconde sur place avant de pivoter instantanément sur lui-même et d’exploser la surface de l’eau dans un saut extraordinaire de plus de trois mètres, pour foncer ensuite vers l’aval comme une torpille. Je suis sous le choc de cette image, mais mes mains font les mouvements qu’il faut, sans que j’y réfléchisse. La truite prend le courant à toute vitesse avec une puissance hallucinante. J’ai heureusement réussi à rembobiner immédiatement pour me mettre sur mon frein parfaitement réglé pour gérer ma pointe trop fine. Le moulinet siffle, le poisson descend sur plusieurs mètres, et saute encore une, deux, trois fois hors de l’eau ! C’est une explosion incessante de la rivière. Je reste concentré, et encaisse tant bien que mal ses coups de tête rageurs. Au bout d’un moment, il ralentit et cherche à s’engager dans un courant, je mets mon scion à fleur d’eau pour rediriger sa course et le voilà qui remonte maintenant la rivière comme une furie. Il me fera encore d’autres chandelles, retombant à chaque fois avec fracas dans la rivière, avant de repartir comme un train encore deux fois vers l’aval. Lors de son dernier rush, je le suis sur la berge sur plusieurs dizaines de mètres, avant d’être bloqué par un arbuste infranchissable. C’est le moment où je dois faire plier la volonté de ce poisson. Je bloque ma ligne avec le plus d’autorité possible, en gérant le point de rupture aussi délicatement que je le peux avec les angles de ma canne, et voilà qu’il arrête enfin sa course, et se met à remonter petit à petit, mais très lourdement, le courant. Quelques instants plus tard, il est enfin à 5 mètres devant moi, en amont, et je parviens à le ramener lentement vers moi. Mon dieu, quelle splendeur ! Quand j’arrive à lui sortir le bec de l’eau, j’ai l’impression que c’est enfin plié, mais il se met soudain à tourner sur lui-même comme une furie, un peu comme une zébrée mais de manière beaucoup plus rapide et violente : un remous tonitruant d’éclaboussures où je ne distingue même plus le poisson. C’est trop violent : je risque de casser à tout moment, alors je saute sans tarder à l’eau et l’engouffre dans ma large épuisette avant même qu’il ait fini son manège. Elle y est !

Le merveilleux poisson

est

dans l’épuisette.

Je ne crie pas, mais un éclair glacé me traverse de part en part : je revois en un dixième de secondes tous les instants de cette journée si éprouvante mentalement. Je n’arrive pas à croire que j’ai finalement réussi à la faire basculer dans le bon sens. C’est inouï. J’étais sûr d’avoir perdu. J’étais désespéré. Mais le poisson est là, au fond de mon filet. C’est un trophée absolu. Et je l’ai pris en sèche, à vue. Je n’y crois pas. L’adrénaline me parcourt de haut en bas, de bas en haut. Une journée dramatique, comme seule la pêche peut nous en offrir. L’espoir, le doute, le retour de l’espoir, le désespoir, l’abandon définitif, le sursaut inespéré, la confiance et l’intuition soudain retrouvées, les sensations revenues, un coup de ligne extraordinaire, et le combat d’une vie.

Je sors le poisson du filet, le calme (il n’est pas du tout rendu !), et le déploie de tout son long sur la grande épuisette : c’est une merveille. Un totem. Quelle tête, quelle robe, quel dos… Je prends quelques photos, le contemple autant que je peux pour en imprimer le souvenir dans mon esprit, puis le laisse repartir dans son élément, qu’il rejoint d’un puissant coup de caudale, avec une autorité impressionnante. Quel joyau.

Je le regarde s’en aller, s’évanouissant dans le lointain de l’eau comme un rêve qui déjà s’échappe, et je retombe de tout mon poids sur la berge, où je reste assis durant une heure à regarder, à demi-ahuri, ces eaux merveilleuses ruisseler devant moi, me berçant et me lavant de toute cette quête harassante. Les images, les sensations, la chronologie se renversent pêle-mêle dans mon esprit. Où suis-je ? Que s’est-il passé ?

Au terme de la quête, comment parler de ce qui dépasse même le souvenir ? De ce qui excède l’imaginable ? De ce qui, même s’il a eu lieu, semble plus impalpable déjà qu’un morceau de vent ?

49 « J'aime »

Bonjour @Orpailleur !
Un grand merci pour ce récit épique, j’ai rarement l’occasion de lire d’aussi belles choses, quelle plume, bravo !
La pêche n’est décidément pas une science exacte, mais si à un moment donné " les planètes s’alignent ", il peut y avoir ces instants de grâce !
Cette prise exceptionnelle est à la fois le résultat d’une grande technicité mais aussi d’un acharnement à toute épreuve, d’une bonne lecture de l’eau, du sentiment qu’il faut être là, au bon moment et au bon endroit.
Intuition ?
Un " j’aime " faute de mieux,
Bien cordialement,

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En général mes sorties s’achèvent à ce moment précis.

Magnifique récit, merci Orpailleur.

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Merci d’avoir prit le temps de nous faire partager ce moment.

A force il y a un moment faut que ça rentre, que le travail et les heures passées à arpenter les berges dans cette quête paient.

Je suis (tu t’en doute) très heureux pour toi.

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Merci Orpailleur de nous avoir fais partager cette journée fabuleuse, que seule la peche à la mouche peut nous offrir. Avec ses énormes frustrations et ses joies immenses.
Et félicitations pour avoir su leurrer et ramener à toi un tel poisson , en ayant trouver la bonne imitation à l instant T. T comme tragédie évitée… :grin:

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Quel recit ! J’en suis resté abasourdi ! Bravo et un grand merci !

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Très beau récit de cette quête si particulière au sein de la rivière.

Cela m’a rappelé bien des moments, merci.

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Salut Mauro… grand orpailleur, merci pour ta grande prose, et récits !
Je ne retiendrai qu’un passage, ou plutôt celui qui m’a le plus plu, celui de l’échec qui fait y croire encore, et retourner, descendre à la rivière, ou la monter, ou redescendre…
et chercher encore et encore…
Avec un peu plus de vécu.

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Haiku de la victoire ?

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Une grande sensibilité littéraire au service d’une non moins grande finesse halieutique. Rare, très rare dans un contexte hyper-matérialiste…

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Bravo pour cette belle prise et grand merci pour ce partage si bien écrit …

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Merci Merci Merci Merci beaucoup

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Trop beau… merci pour ce merveilleux récit.

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Un grand merci, je me suis régalé :heart_eyes:

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Merci Orpailleur! Tres bon moment de lecture, je visualisais bien la scene. Et beau denouement!

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Passionnant et extrêmement bien écrit.

B

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Y en qui on bien de la chance … Merci!!

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Un excellent récit . Je m’imaginais en situation
Félicitations et Merci

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Un sacré poisson ou un poisson sacré tant sa robe et sa morphologie sont parfaites :heart_eyes:.
Un grand bravo pour avoir réussit à duper, ce poisson sublime et aussi pour ta faculté, à nous avoir conté cette journée, de manière aussi précise que si, ce qui t’étais arrivé, ce jour là, avait été l’objet d’un film.

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Merci pour ce superbe récit Mauro, je m’abandonne dans les bras de Morphée des images plein la tête moi qui ne peux pêcher en ce moment.

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